- ‘’Rhô la hon-te !’’ -
- Colombine

- 21 oct.
- 5 min de lecture
Vous l’avez la scène. La remarque fuse, bien souvent lancée par une adolescente filiforme mais à la poitrine pourtant bien dessinée, maquillage, cheveux et vêtements à la dernière mode et confiance culminante qui repose sur la souveraineté de sa popularité.
On l’a tous entendue au moins une fois. Peut-être, je l’espère, pas à votre sujet. Ou peut-être, je ne l’espère pas, de votre propre bouche en fait. Mais vous l’avez entendue, c’est certain. Et certainement à un âge bien ingrat où ses dégâts ont eu des conséquences bien marquées.
Je l’ai entendue. Pour moi, pour une amie, pour une copine. Je l’ai entendue. Et, comme tout le monde je suppose, je l’ai très vite appréhendée, j’ai essayé d’apprendre à la prévoir, à la deviner avant qu’elle n’attaque. Je me suis mise moi aussi à réfléchir à mes tenues, mes paroles… plus loin même : mes opinions, mes fréquentations. Elle s’est installée dans ma tête cette pétasse, comme une petite fouine hargneuse. Et c’est fou ce qu’elle a pu prendre comme place.
Cependant, j’ai la chance d’avoir une famille où l’on est attentifs à ce qu’elle n’en prenne pas de trop. Chez nous, on ne la laisse pas prendre ses aises dans nos esprits, non, non, on la déloge avant. A gros coups d’pied au cul. Encore une fois, c’est souvent ma mère qui entre en jeu. Evidemment, quand il s’agit de culot…
Le premier qui a vu sa sale petite fouine se faire débusquer à la tronçonneuse, c’est l’aîné, mon frère Sébastien. Anecdote familiale ô combien épique. Il a quinze ans, on le dépose en voiture devant l’école. La vieille Mazda étant une 3 portières, Maman est obligée de descendre pour rabattre le siège et laisser passer son grand fils. Il est bien portant et porte une coupe au bol d’un roux flamboyant. - Déjà là, on est bien. - Quand il passe devant elle, Maman tend la joue pour lui souhaiter une bonne journée. Et là, ayant repéré ses potes au loin, il fait une erreur fatale : un léger mouvement de recul, il décline le bisou et souffle un ‘’Maman, pas devant les copains’’, puis s’en va traverser la cour où toute sa vie sociale du moment a le loisir de l’observer…
Aïe. Portée avant tout par l’amour d’une mère – malheureusement pour lui, la nôtre - mais également par son devoir d’éducation qui lui confère absolument tous les droits, ce justifié par toutes les responsabilités qui lui incombent, Maman est soudain piquée d’une mission divine. Il ne la voit pas parce qu’il lui tourne le dos marchant tranquillement vers ses amis, mais elle ne remonte pas tout de suite dans la voiture. Elle attend. Telle une lionne en chasse cachée dans les fougères, elle attend le moment précis où il sera pile au milieu de la cour. Les autres occupants de la voiture, comprenant avec effroi ce qu’il va éminemment se produire, tremblent une légère sueur froide et enfuient leur tête profondément au creux de leurs épaules. Quand la proie atteint la zone de tir, Maman prend une grande inspiration ainsi qu’un accent absolument dégueulasse et inconnu et de sa voix la plus stridente lance un grand ‘’Sébastiiieeeeen ! Viens donner une baizzzze à ta Mômaaan !!’’
Paf ! La flèche a tapé en plein dans l’mile ! Dès l’impact, la fouine déguerpi au galop dans un rougissement spectaculaire - et j’te rappelle qu’il est rouquin l’frangin donc t’imagines bien qu’on est dans un camaïeu principalement vif. Silence de plomb sur la plaine face à l’horreur : planté tel un feu rouge au milieu du désert, le soldat est à l’agonie. Immédiatement résigné – parce qu’il est pas fou quand même ! - le condamné fait demi-tour d’un mouvement raide et lent des chevilles, et retraverse le champ de bataille pour rendre les armes à son adversaire, qui, le menton relevé, l’observe d’un sourire triomphant.
Trente ans plus tard, les protagonistes et les témoins s’en souviennent encore et la leçon qu’il fut contraint d’apprendre ce jour-là est parfaitement assimilée : la honte ne tue pas.
(Et il faut toujours faire un bisou à Maman, évidemment.)
Témoins de cette mise à mort sans pitié, mon autre frère et moi-même nous sommes débrouillés pour intégrer cet apprentissage rapidement et de manière non violente. Ah les aînés, ces martyres de l’exemple…
Depuis, partant du principe qu’ingérer régulièrement de petites doses de venin permet de se prémunir de l’empoisonnement, nous nous vaccinons volontairement à la honte avec de temps à autres des doses de rappels pour maintenir le système alerte. Nous appellerions cela la Honte maîtrisée. Ou l’Art de la Honte. Cela consiste principalement à se moquer de soi-même avant que les autres ne le fassent. On n’est jamais mieux servi…
Si on ouvre l’œil, les occasions du quotidien ne manquent pas. Ce peut être choisir non pas les chaussettes les plus classiques parce qu’elles sont plus discrètes mais au contraire les plus originales et colorées qui ont en plus l’avantage d’être confortables. Ou tenir un rôle de composition devant tout le village pour faire plaisir à la frangine, même si ‘’Non mais vraiment, il est ridicule ce costume…’’ Ou sortir de chez soi la tête haute, le jour où on est déguisée en gros chat rose et croiser le regard des passants rougissants en leur lançant un air de ‘’Bah quoi ? Un mardi normal, nan ?’’. Ou débarquer en pyjama Mario avec sa petite sœur de 30 ans à la boulangerie à sept heure du mat’ un dimanche parce qu’on faisait une soirée pyjama la veille et qu’on a juste la flemme de se changer pour aller chercher les croissants. Et puis danser. Oh danser ! Danser seule sur la piste sans attendre que les autres soient assez saouls pour ne pas s’en souvenir. Et chanter aussi ! Chanter à se brûler les cordes vocales dans la voiture et sourire aux automobilistes hilares dans les bouchons. Chez moi les forêts se balancent et les toits gratteuuunt le cieeeeeel !

Aaaah oui… Tout oser. Au nom de la liberté. C’est tellement bon.
Et surtout, ne pas laisser le moindre bout de terrain à la fouine, plus jamais.
Je ne saurais que trop vous conseiller de suivre notre exemple. Vous n’en mourez pas ! Promis, au bout d’un certain temps, vous vous surprendrez même à y prendre du plaisir. Surtout quand vous verrez l’envie dans les yeux de l’ancienne ado filiforme que vous avez connue plus jeune quand elle vous croisera, bouche-bée devant votre audace, et ne tentera même plus une remarque sarcastique puisqu’elle-même aura compris que dans cette vie enfin décomplexée, ça ne prend plus. Si seulement elle était libre… Aujourd’hui, elle a tant à apprendre de vous, la pauvre.
Coco



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