- Un chewing-gum sous ma chaussure -
- Christobalt
- 1 mai 2024
- 4 min de lecture

C’est la première honte que j’ai en souvenir. J’avais huit ans et mesurais à peine la taille que je devais avoir. En plein milieu de la cour de récréation, j’ai marché sur un chewing-gum. Le genre bien rose et bien collant qui laisse un long fil derrière lui. J’avais beau tenter la discrétion, déjà tous les doigts enfantins pointaient ma gêne qui grandissait et faisait rougir mes joues. C’était mon premier jour dans cette petite école de village. Je regrettais d’y avoir mis les pieds (surtout le gauche) et pire encore, je voulais retourner dans le néant d’avant ma naissance.
Parmi les rires, il y avait le tien. Louis. Comme les autres, tu me désignais en rigolant. Mais ton autre main m’a pris par l’épaule pour me réconforter. Tu m’as souhaité la bienvenue dans l’école et m’a lancé « T’en fais pas ! Moi, le premier jour, j’avais trébuché sur mes lacets. Ce n’est pas bien grave. Je n’ai jamais eu de chance ». Et à partir de ce jour, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde.
Les années ont galopé devant nous avec la même furie que nous avions pour affronter la vie. Nous avons grandi et fait les quatre cent coups. Toutes les bêtises que nous pouvions croiser, nous les exploitions sans relâche. Et toujours, à se soutenir l’un et l’autre.
Ma première chute à vélo. Je m’étais ouvert le genou sur un trottoir. Le sang coulait autant que mes larmes. « T’en fais pas ! Tu m’as dit. Moi, j’ai mis longtemps à comprendre que le vélo, ce n’était pas pour moi. Prends aussi une trottinette ! Tu verras, c’est plus simple ». Et nous avons trottiné ensemble dans les ruelles du village.
Un bulletin désastreux en cinquième primaire. Difficile d’affronter le regard des parents. Qu’allaient-ils penser de moi ? « T’en fais pas ! Moi, j’ai du rouge partout ! Des mauvaises notes sauf en géographie. Je sais déjà que je finirai géographe ou grand navigateur. Fais-toi une raison, t’es pas plus malin qu’un autre mais tu pourras toujours finir prof de gym ! ».
Toujours tes paroles originales pour me réconforter. Mes parents n’ont pas été aussi sévères que je le pensais. J’ai juste eu plus de devoirs à faire pour rattraper mes lacunes.
Le jour de mes douze ans, mon chat s’est fait écraser par une voiture. C’est moi qui l’avais découvert en rentrant de l’école. Tu m’as dit « T’en fais pas ! Moi, j’ai toujours préféré les chiens. Ils ne se font pas écraser eux. Ils sont moins sauvages. Demande à tes parents un chien. Tu verras, c’est beaucoup mieux ! ». Et pour contrer ma tristesse, mon père m’a offert un hamster. Il avait moins de chance de mourir sous une voiture.
En secondaire, tu arrivais toujours à être à la traine pour les leçons. Alors, je t’aidais. Et pour les exposés, on se mettait ensemble. C’était plus facile. Tu avais l’idée des sujets et je m’occupais de la documentation et de la rédaction. Il ne te suffisait plus qu’à lire notre travail devant la classe. On était un vrai binôme, un duo d’amitié. Même quand la prof nous a captés pour une interro, en train de tricher. On a gardé le silence et plus tard, tu m’as dit « T’en fais pas ! Moi, si j’avais pu t’aider, je l’aurais fait ! Le plus important, c’est que jamais on ne balance l’autre ! ». C’était comme un serment d’amitié.
Ma première histoire d’amour. Au même moment où l’adolescence transformait mon corps. Ça n’a duré que deux semaines, mais j’en ai pleuré tout le mois. Quelqu’un lui avait dit que j’avais embrassé une autre fille. Une chance, tu étais toujours là. « T’en fais pas ! Moi, je ne serais jamais sorti avec une gonzesse comme ça ! Tu es bien mieux célibataire. Les couples, c’est pas fait pour toi ».
À seize ans, ma mère nous a surpris en train de fumer un joint dans le parc derrière l’école. Tu as directement dit qu’il fallait assumer et tout avouer. Tu étais tellement plus courageux que moi. « T’en fais pas ! Moi, mes parents savent bien que je me drogue. Les tiens finiront bien par accepter que c’est quelque chose de cool ! ».
On a atterri à l’université ensemble. Je visais la philosophie et toi les sciences appliquées. Après un an, on vivait tous les deux plusieurs échecs. Beaucoup pour toi et quelques-uns pour moi. « T’en fais pas ! Moi, j’ai bien compris que ce n’était pas fait pour nous. Le mieux, c’est qu’on se trouve directement un boulot peinard qui payera notre loyer et nos soirées ! ». Alors, on a arrêté les études et on s’est trouvé un appartement. Le travail à la chaîne pour moi et le chômage pour toi.
Premier vrai coup de foudre de ma vie. J’étais tétanisé. Je la croisais tous les matins dans le bus et je ne savais pas comment l’aborder. On ne communiquait que par quelques sourires maladroits. « T’en fais pas ! Moi, je pourrais lui parler à ta place et je te montrerais qu’elle n’est pas faite pour toi. Si vous ne vous parlez pas, c’est que vous n’avez rien à vous dire ». Et cette jolie inconnue a disparu de mes espoirs.
Plusieurs fois, on a cherché du boulot ensemble. J’écrivais nos CV, nos lettres de motivations. Etrangement, tu étais engagé et moi pas. Et pour me soutenir, tu ne restais pas longtemps avec ce travail. « T’en fais pas ! Moi, je trouverai toujours du travail. Dis-toi qu’un jour, tu découvriras bien quelque chose que tu sais faire. Ça viendra ! ».
J’ai rencontré des gens que j’ai perdus. Je suis tombé amoureux de femmes qui m’ont quitté. J’ai fait des boulots que j’ai détestés. J’ai eu des ambitions qui m’ont apeuré. J’ai rencontré tellement d’échecs que j’ai fini par arrêter. Face au mur du désespoir, j’ai voulu tout terminer. Mettre une balle finale à toutes ces tentatives.
Et tu m’as dit « T’en fais pas ! Moi, je… ». Non. Non ! Stop ! Ça suffit ! J’ai compris ce qui n’allait pas. J’ai retiré le chewing-gum collé sous ma chaussure depuis tout ce temps.
Je t’ai retiré de ma vie. Et là, elle a enfin pu commencer.
Christobalt Mitrugno
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