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- Soleil couchant -

On est en 96, et nous regardons la télé en famille. Ma place est par terre, à moins d’un mètre du minuscule écran. Pourquoi ? Parce que la télécommande, c’est moi, tiens. J’appuie sur le bouton ‘’plus’’ ou ‘’moins’’ du volume en fonction des ordres. Et puis à quoi servirait une télécommande puisqu’on n’a quand même que la RTB. Bravo, ma culture générale en souffrira et je ne ferai clairement pas d’étincelles aux blind-tests ‘’Dessins animés Mangas des années 90’’, merci Papa. En plus, il refuse qu’on zappe sur la Deux. Pas touche aux autres boutons ! Donc, nous n’avons que la Première… Autant vous dire que c’est rare que quelque chose d’intéressant se passe dans cette petite boite… Était-elle au moins en couleurs ? Oui, quand même ! Enfin il me semble.


…Soit. Ce jour-là, c’est une émission de variété quelconque et ça blablate. Je suis concentrée sur mon jouet et ne regarde pas l’écran. J’ai pour habitude de lui prêter attention uniquement quand ça rit ou quand ça chante. Et voilà justement qu’une mélodie commence. Je relève donc le nez et voit un homme heureux, assis derrière un piano. La chanson est entrainante et le gars a une patate du feu de dieu. Sans détacher mon regard – les moments chouettes sont trop rares pour se permettre d’en louper une miette – je demande à Maman :


-          Pourquoi il a des lunettes de soleil à l’intérieur, le monsieur ?

-          Parce qu’il est aveugle, ma chérie.


Maman a dû m’expliquer le concept, je n’avais même pas idée que des personnes puissent vivre sans voir. Et lui, si. Et avec le sourire en prime. Et attends, maintenant que j’y pense, du coup c’est tous les jours qu’il est aveugle, le monsieur. Chaque jour de sa vie, il voit rien. Jamais ?! J’observe ses mains taper sur le clavier et sa tête éternellement penchée en arrière. Et ce sourire. Et il arrive à être heureux ? Sans lumière aucune ? Mais c’est dingue, ça ! … Il ! en fait, Il ! est solaire !

Oui, je crois que ce jour-là, clairement, je l’admirais. Et Maman l’a remarqué…

 


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Quelques mois plus tard, c’est ma petite communion. Mes frères ont tous les deux une chaîne hifi dernier cri dans leur chambre et moi je n’ai rien du tout. Il est donc décidé de m’offrir un tout nouveau combiné lecteur cassette, CD et radio. Ils nomment ça un ‘’deck’’. Un lourd machin noir et futuriste avec des boutons partout. Et même une poignée ! Oooouuuh que j’étais fière !


Seul hic, une seule personne a pensé à m’acheter un CD. Sous les conseils de Maman. Je reçois donc la petite pochette avec une photographie de palmiers au bord d’une mer paradisiaque surplombée d’un petit avion rouge et d’un soleil. Bim ! Ma culture générale future se reprend un coup dans les dents. On aurait pu me donner un grand classique de rock ou même un p’tit mix de pop pour débuter ma grande carrière de fan. Mais non. Je suis contente en ouvrant le paquet – mon premier CD rien qu’à moi – mais déjà, je sens aux regards moqueurs de mes frangins que ce n’est pas un chanteur au ‘’top’’ niveau popularité chez les jeunes… Ah zut, c’est la loose d’être fan de Gilbert, c’est ça ?


Ah… donc il ‘faut pas que je sois trop fan, d’accord. Et dès le lendemain me voilà dans ma chambre, enfin équipée pour moi aussi faire du bruit dans la baraque ! Et je fais donc du bruit avec ce que l’on m’a donné pour en faire : Gilbert ! A fond d’balle ! Et j’peux vous dire que je l’ai usé ce CD ! Et bien que j’avais promis de pas tomber amoureuse, à force de les écouter en boucle, j’en kiff toutes les plages de ce CD ! (Sauf la 7. Non mais celle-là elle est vraiment nulle.)

 

Ensuite, la pré-ado prend conscience du désert musical dans lequel elle se dessèche et entreprend tout de même quelques expéditions chapardeuses dans la réserve des grands.

Plus je grandis, plus j’ouvre mes horizons et m’éloigne de mon CD bleu et jaune. Je grandis encore, déménage une fois, deux fois, trois fois et fini par grandir tellement que j’ai un amoureux et échoue un jour dans ma propre maison. Je suis seule à l’étage, un après-midi d’automne. Nous sommes en travaux partout dans la maison et avons stocké dans cette ultime pièce tout le bordel inutile et indispensable sur lequel nous n’avons pas jeté de regard depuis notre enfance. Je dois faire du tri. Lourde tâche que mes nombreuses tares génétiques ont vite fait de transformer en mission impossible. Je ne suis pas motivée. J’attrape un objet, tourne en rond, le repose, en prends un autre, change d’avis… Je n’avance pas et désespère totalement. Et puis je me sens seule dans cette vieille baraque vide. Oh et j’suis fatiguée !


Puis, je le vois. Mon vieux deck, qui dort là-bas dans un coin. Oh si seulement il restait un truc dedans, n’importe quoi pour m’accompagner. Je l’attrape par sa poignée – bah il est super léger en fait – le branche et souffle très fort pour le dépoussiérer. Je prie pour qu’il fonctionne encore. Il se réveille, ouvre les yeux et se met fidèlement au garde à vous : le CD est prêt à tourner, 18 pistes, il ne me reste qu’à pousser sur Play. Je me demande bien ce que c’est…


A la première note, j’ouvre grand les yeux.

Les notes deux et trois, le menton me tombe.

Quatre, cinq, six, les larmes montent.

Sept, huit, neuf, je crie de joie.

Dix, onze, douze, je monte le son à fond d’baaaaaaaaalle !!!


J’ai soudain une énergie de dingue ! Le soleil qui sort des petits baffles ébloui la pièce toute entière. A l’abri des regards, je saute partout, je danse, et surtout, surtout, je chante ! Je chante à tue-tête, je pleure de joie tellement je chante ! Putain, c’était là que j’les avais rangé mes huit ans ! Je savais bien qu’ils étaient quelque part ! La besogne se change en fête. Quand le CD se termine, je suis épuisée de bonheur.

 

Aujourd’hui, j’ai 34 ans, la maison est à notre goût, nous avons deux enfants et une chaîne hifi flambant neuve. Je n’ai jamais été aussi fatiguée, aussi. Je déteste faire le ménage et le repousse toujours à plus tard. Mais si le moment de le faire survient quand mon mec n’est pas là, je transforme tout ça en fête. Avec le temps, la honte a diminué et le volume a augmenté. Les voisins n’osent pas se plaindre. Et même si je les entends penser jusqu’ici, qu’à cela n’tienne, ils ne vont pas me gâcher mon plaisir. Mes enfants ont pris le pli, eux aussi : ils savent que quand Gilbert est là, ‘faut pas rester dans les pattes de Maman.

 

 

…Mais le week-end dernier, alors que j’en étais à ramasser des jouets dans le salon, la piste 9 a eu un raté, puis un autre, et encore un autre… Oh non. Pas toi. Mon CD, mon préféré, mon vieux copain. Mes 8 ans qui tiennent dans ma main.

 

Révérence de mon soleil couchant.

Hé bah tu sais quoi ? J’en aurais pleuré.


Colombine Grede

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